ENTRETIEN. Senior researcher à l'université du Witwatersrand en Afrique du Sud, Nicolas Pons-Vignon est l'un des plus fins analystes de l'économie sud-africaine. Pour Le Point Afrique, il a accepté de décrypter les challenges du nouveau président Cyril Ramaphosa.
Au lendemain des soubresauts qui ont accompagné le départ de Jacob Zuma de la présidence de la République sud-africaine, les questions ne manquent pas quant à l'avenir économique du pays et les marges de manœuvre dont dispose Cyril Ramaphosa qui a déjà annoncé la couleur en mettant en exergue sa volonté de lutter contre la corruption, mais aussi de régler la question foncière d'une manière radicale s'il le faut. Quels sont les chantiers qui l'attendent ? Où peut-il vraiment agir ? Quels sont les obstacles structurels, politiques, sociaux et économiques qu'il devra affronter ? Autant de questions sur lesquelles le chercheur Nicolas Pons-Vignon a accepté de nous éclairer.
Le Point Afrique : Dans quelle situation économique se trouve aujourd'hui l'Afrique du Sud ?
Nicolas Pons-Vignon : l'Afrique du Sud est dans une situation de grande fragilité économique structurelle, même si les marchés ont été temporairement rassurés par l'éviction de Jacob Zuma et son remplacement par Cyril Ramaphosa, comme le montre l'appréciation du Rand. Cette fragilité n'est pas simplement la conséquence du pillage des ressources publiques, et notamment des entreprises publiques comme Eskom [électricité] ou South African Airways [transport aérien], par Zuma et ses alliés, dont les Gupta qui sont maintenant en fuite. Les fondamentaux économiques – croissance, investissement, balance du compte courant – sont à un niveau préoccupant, et ce depuis très longtemps. Sans surprise, les indicateurs sociaux et notamment le niveau du chômage (qui oscille entre 26 et 36 % selon la mesure adoptée) ne sont pas meilleurs, et l'inégalité persistante n'est que modérément atténuée par l'émergence d'une classe bourgeoise noire dépendante des contrats publics. C'est bien le paradoxe de la situation actuelle : le nouveau Cabinet nommé par CR dénote une volonté de revenir en arrière, vers les politiques néolibérales dont l'échec à relever les défis du pays est en grande partie responsable de la montée des frustrations, et de ses manifestations les plus violentes, comme la xénophobie à l'égard des migrants africains.
Qu'est-ce qui a marqué l'économie sud-africaine pendant les années où Jacob Zuma a été au pouvoir ?
Contrairement aux promesses faites lors du Congrès de Polokwane de l'ANC à la fin des années 2000, pendant lequel Jacob Zuma s'est imposé face à Thabo Mbeki, les mandats de M. Zuma n'ont pas été marqués par un changement de cap en termes de politique économique. C'est en partie cette dépendance vis-à-vis des politiques néolibérales qui explique la scission de la centrale syndicale COSATU, membre de l'Alliance tripartite dirigeant le pays depuis la fin de l'apartheid. COSATU a d'abord perdu son plus grand syndicat (NUMSA, métallurgistes), puis plusieurs autres à l'occasion de la formation d'une nouvelle confédération, SAFTU, en 2017 ; un des principes fondateurs de SAFTU est l'indépendance politique syndicale – comprendre l'indépendance vis-à-vis de l'ANC.
Alors que le cadre général des politiques restait le même, l'économie sud-africaine a été minée par la diffusion d'un mal qui la rongeait déjà, la corruption, et plus précisément l'utilisation des entreprises publiques pour permettre l'enrichissement de factions proches du pouvoir politique, dont l'étendue a été révélée par plusieurs rapports publics. Cette corruption a notamment pris la forme de contrats juteux pour des prestations inexistantes impliquant de grandes entreprises occidentales comme McKinsey ou KPMG. En raison du montant toujours plus élevé des sommes en jeu, et des tensions induites par cette « capture de l'État » combinée à une croissance faible, les dernières années de la présidence Zuma ont été marquées par des confrontations de plus en plus dures entre les proches du président et les représentants de l'ordre économique sud-africain, notamment au sein du très respecté ministère des Finances. Il est ainsi significatif que ce soit M. Nene qui soit redevenu ministre des Finances, alors que son éviction rocambolesque en 2015 avait précipité la crise politique qui a fini par avoir raison de M. Zuma. Un de ses torts principaux à l'époque semble avoir été son opposition à la signature d'un gigantesque contrat avec la Russie concernant l'achat de centrales nucléaires.
Quelle est la philosophie économique de Cyril Ramaphosa et, au-delà, quels sont les points saillants du programme qu'il entend appliquer ?
Si certains espéraient que l'arrivée de Cyril Ramaphosa au pouvoir allait permettre aux tendances « sociales-démocrates » de l'ANC de s'exprimer, il semble qu'ils risquent d'être déçus. M. Ramaphosa a certes été, alors qu'il était vice-président, le principal artisan du nouveau salaire minimum national, qui s'appliquera à compter de mai et permettra d'augmenter les salaires de nombreux travailleurs pauvres. Mais le premier budget auquel il a présidé est marque non seulement par l'austérité, mais aussi par des décisions significatives en termes fiscaux*. L'augmentation de la TVA de 14 à 15 % aura un effet régressif, et fait porter à la majorité pauvre une partie disproportionnée de l'effort fiscal alors que la taxe sur les entreprises n'a pas été augmentée, et que la taxation du capital reste à un niveau très bas en Afrique du Sud. Le message est clair : CR souhaite apaiser les inquiétudes des marchés, c'est-à-dire des grands opérateurs économiques, notamment financiers, sud-africains et internationaux, dont l'influence a décliné lors de la fin de la présidence de M. Zuma. La redistribution des richesses attendra afin d'éviter une crise macroéconomique à court terme ; la population sud-africaine connaît bien ce refrain depuis 1994.
Observateur averti de l'Afrique du Sud, Nicolas Pons-Vignon, chercheur à l'université du Wistwatersrand, est au coeur de l'actualité du pays. Ici, lors d'une interview pendant la manifestation #FeesMustFall pendant laquelle les étudiants sud-africains demandaient la baisse des frais de scolarité en octobre 2015. © DR
Va-t-il avoir les mains libres et la confiance des syndicats pour appliquer son programme vu son passé à la tête d'un d'entre eux ?
Si la COSATU a soutenu M. Ramaphosa contre M. Zuma, il n'est pas certain qu'elle lui reste fidèle s'il applique un programme aussi néolibéral qu'on peut le craindre à la lecture du budget. Mais l'influence de la COSATU, bien que réelle, ne doit pas être exagérée ; l'incapacité de la centrale syndicale à influencer les politiques économiques de l'ANC a précipité sa récente scission, qui a elle-même affaibli la COSATU en lui faisant perdre de nombreux membres, notamment dans les mines et l'industrie manufacturière. L'autre centrale, SAFTU, est très critique à l'égard de M. Ramaphosa, mais je doute que cela l'empêche de mener les politiques qu'il souhaite, du moins à court terme. Le sentiment de soulagement d'avoir vu Jacob Zuma partir sans fracas lui donne pour l'instant une confortable marge de manœuvre.
En ce qui concerne la question de la légitimité de M. Ramaphosa vis-à-vis des syndicats en raison de son passé – il a été secrétaire général de la NUM dans les années 1980 –, il y a là une certaine ambiguïté. CR est davantage perçu comme un richissime entrepreneur du Black Economic Empowerment – ce qu'il a été pendant 20 ans après la fin de l'apartheid – que comme un syndicaliste. Et on ne peut naturellement pas oublier que son retour en politique, en 2012, a été précédé par la publication d'un mail dans lequel il exhortait, en tant qu'actionnaire de la société minière Lonmin, les forces de police et de sécurité privée à la plus grande fermeté vis-à-vis des mineurs en grève. Cet email a été envoyé la veille du 16 août 2012, jour du massacre de 34 mineurs par la police à Marikana.
Un des dossiers importants de l'Afrique du Sud est la question foncière. Quelle est l'approche de Ramaphosa par rapport à cela ?
La redistribution des terres, ou réforme agraire, est l'Arlésienne de l'Afrique du Sud. Tout le monde en parle, surtout des jeunes de classe moyenne urbaine et des politiciens, mais personne ne l'a vraiment vue. Et pour cause : après avoir adopté un modèle dit « de marché » suggéré par la Banque mondiale dans les années 1990, l'Afrique du Sud a mis en œuvre une série de réformes aussi lentes qu'inefficaces. Résultat, très peu de terres ont été redistribuées, et celles qui l'ont été n'ont pas permis l'émergence espérée d'une classe de petits fermiers noirs dynamiques, la faute notamment à un manque criant de politiques de soutien aux producteurs. La tendance foncière a paradoxalement été une concentration accrue, avec notamment une reconversion de terres agricoles en terrains de golf ou fermes animalières à vocation touristique, sous prétexte de « conservation ».
Comme Jacob Zuma avant lui, Cyril Ramaphosa a déclaré que la réforme agraire allait être accélérée, et il a fait adopter une modification de la Constitution qui devrait permettre des saisies de terre sans compensation. Mais il est difficile de savoir si ces déclarations seront suivies d'effet ; hormis la dimension symbolique, qui ne peut être sous-estimée, l'Afrique du Sud n'est pas (au contraire du Zimbabwe) un pays dans lequel les élites politiques considèrent la terre comme une ressource stratégique à s'approprier.
Quel est l'avenir que vous entrevoyez de la politique de Black Empowerment ?
Le BEE a été initié par les grands conglomérats blancs dès le début des années 1980, afin de faire émerger une classe capitaliste noire partageant leurs intérêts économiques. Elle a ensuite été reprise par l'ANC, qui en a fait la pierre angulaire de la « transformation » économique du pays, avec notamment un système complexe de notation, qu'on peut résumer par : plus on est noir, au sens où le capital de l'entreprise appartient à des Noirs sud-africains, plus on a accès a certains contrats.
Dans un contexte marqué par un chômage élevé et un faible dynamisme économique, le BEE est devenu un instrument privilégié pour l'enrichissement d'individus et de groupes liés au pouvoir. L'extension du BEE pour permettre d'inclure davantage de personnes est une tendance lourde qui ne devrait pas s'essouffler, que ce soit en termes d'accès à l'emploi ou à des contrats, publics ou privés. Il s'agit d'une forme de redistribution à caractère individuel plus que collectif, qui n'a pour l'instant pas menacé le cœur du capitalisme sud-africain. Naturellement, plus l'activité économique s'essouffle, plus le BEE revêt un aspect prédateur, car il s'agit de s'approprier les parts d'un gâteau qui ne s'agrandit pas.
La question économique se joue aussi au niveau des universités. Comment Ramaphosa compte-t-il l'appréhender pour assurer une meilleure éducation et formation aux Sud-Africains ?
La pression venant des universités reflète pour partie la frustration de la petite bourgeoisie noire émergente, qui se rend compte que son avenir est compromis et réclame sa part, notamment via des changements structurels qui lui permettront d'être sur un pied d'égalité avec la bourgeoisie blanche, qui n'a par exemple pas à se soucier de devoir soutenir une famille élargie pauvre. La lutte pour une éducation supérieure gratuite a ainsi connu une victoire politique, entérinée par Jacob Zuma peu avant son départ ; il sera difficile à CR de revenir sur cette promesse.
Les défis de l'éducation dépassent bien sûr largement la question des frais universitaires, mais il ne semble pas que CR ait l'intention de revenir sur les orientations dominantes de l'ANC en la matière. Les problèmes récurrents du système public d'éducation primaire et secondaire poussent de plus en plus de parents à se tourner vers des écoles privées, notamment les écoles Spark, dont l'enseignement standardisé est dispensé par des enseignants précaires. Au capital de ces écoles, qui sont en compétition directe avec les écoles publiques, on trouve plusieurs fonds d'investissement… publics.
La corruption est une vraie gangrène pour l'économie sud-africaine, qui a subi les méfaits des Zupta. Ramaphosa a-t-il vraiment la volonté et les moyens de la combattre ?
Cyril Ramaphosa a affirmé dans la State of the Nation Address que la lutte contre la corruption était sa priorité. Il semble acquis qu'il souhaite enrayer l'érosion de l'indépendance de l'État qui a caractérisé la présidence Zuma et poursuivre beaucoup de ceux qui se sont enrichis illégalement, comme les frères Gupta. Mais il convient de rappeler que la manière dont il s'est lui-même enrichi, comme beaucoup de ses camarades de l'ANC, provient d'accords financiers avec des entreprises minières ou financières dont les clauses sont souvent opaques.
Le défi sud-africain est le même que dans beaucoup de pays en développement: comment faire en sorte que l'enrichissement de ceux qui possèdent une légitimité politique se fasse d'une manière qui favorise une croissance durable ? Cela dépend étroitement du type d'activité et, en Afrique du Sud comme ailleurs, ce sont souvent des activités financières, de service voire d'importation (faites au détriment d'une production nationale) qui permettent l'enrichissement le plus rapide. Il est peu probable que cela change à moins que la politique industrielle ne devienne une priorité.
Face à Julius Malema et son parti, l'Alliance démocratique, et certains caciques de l'ANC, quelle est la marge de manœuvre de Ramaphosa ?
Le remplacement anticipé de Jacob Zuma par Cyril Ramaphosa a une fonction claire pour l'ANC : tenter de redresser la barre du pays afin de remédier a la crise de confiance en l'ANC, mouvement respecté pour son rôle dans la fin de l'apartheid, mais de plus en plus critiqué pour son échec à répondre aux défis socio-économiques et, encore plus, pour la gabegie des années Zuma. Soit Cyril Ramaphosa parvient à convaincre les électeurs que les dérives des dernières années sont finies et que l'ANC tente de répondre à leurs attentes, soit l'érosion du vote ANC continuera et lui fera perdre sa majorité absolue. L'idée que l'ANC devra former un gouvernement de coalition commence à faire son chemin, mais il est trop tôt pour se prononcer à ce sujet (les élections sont en 2019).
CR a déjà montré qu'il pouvait travailler avec l'EFF – dont le vote a permis d'adopter la reforme constitutionnelle précitée – et son profil plaît beaucoup plus au DA que Zuma, notamment en raison des choix qu'il a faits pour les postes clés de ministre des Entreprises publiques (P. Gordhan) et des Finances (N. Nene), deux caciques de la branche « néolibérale » de l'ANC. Mais la vraie question concernant sa marge de manœuvre est celle de sa capacité à s'imposer face à la substantielle faction pro-Zuma au sein de l'ANC – Cyril Ramaphosa ne s'est imposé que de justesse au congrès de 2017. On peut supposer que le besoin de s'assurer le soutien de ses ennemis au sein du parti limitera certaines de ses politiques, par exemple en termes de réforme des entreprises publiques.