REPORTAGE. Après les habitants du cercle de Bandiagara, plus de 10 000 personnes ont manifesté vendredi leur colère contre « l'effondrement de l'État ».
Ils étaient des milliers, femmes, hommes, enfants, vieillards, des Maliens en colère, qui, sous un soleil de plomb, ont convergé vers la place de l'Indépendance, ce vendredi 5 avril en début d'après-midi, à l'appel de l'influent imam Mahmoud Dicko, président du Haut Conseil islamique (HCI), une organisation rassemblant les grands leaders religieux du pays et du chérif de Nioro du Sahel, cheick M'Bouyé Haidara, un chef religieux très respecté. Un appel lancé pour dénoncer la mal-gouvernance incarnée, pour ces deux éminences religieuses et les manifestants, par l'actuel président, Ibrahim Boubacar Keïta, réélu le 16 août dernier, et son Premier ministre, Soumeylou Boubeye Maïga, qui fut tour à tour chef des services de renseignements, ministre des Affaires étrangères, ministre de la Défense, secrétaire général de la présidence du Mali, avant d'accéder, le 31 décembre 2017, à la primature.
Le massacre d'Ogossagou, le massacre de trop ?
La forte dégradation ces derniers mois du climat sécuritaire, dont la tuerie d'Ogossagou, dans le centre du Mali le 23 mars dernier, fut le point d'orgue, avec plus de 160 membres de la communauté peule massacrés sans que l'on sache vraiment qui sont les auteurs et pourquoi ils ont commis un bain de sang, a choqué le pays, déclenchant et/ou renforçant par là même une hostilité envers les forces internationales, dont la Minusma, accusée d'inertie, et la France, présente au Mali avec l'opération Barkhane pour lutter contre le terrorisme, et soupçonnée par certains Maliens d'être derrière ce pogrom.
Des slogans très clairs
Sur les pancartes de ces milliers de Maliens mécontents, on pouvait lire des slogans peu amènes à l'adresse du couple gouvernemental, de la France et de la Minusma : « IBK dégage », « Boubeye Maïga, tu as échoué ! », « Ogossagou, jamais plus au Mali », ou encore « La France et la Minusma dehors ! ». Malgré la diversité de ces slogans, tous ceux qui ce vendredi après-midi battaient le pavé du boulevard de l'Indépendance partageaient le même « ras-le-bol », le même désir de clamer haut et fort « Trop, c'est trop » par rapport à la situation du pays et au gouvernement en place accusé de tous les maux : « Nous en avons marre ! le gouvernement ne fout rien pour notre sécurité », s'écrie Fatoumata, « Moi, ce sont les massacres de Ogossagou qui m'ont amenée ici, c'est ça qui m'a motivée à venir. IBK est un irresponsable. Plus d'une centaine de gens sont morts là-bas et il n'y a pas eu de sanction. Ils disent qu'une enquête est en cours, ils disent ça à chaque fois, mais rien n'évolue ! » assène la jeune femme. « Moi, je suis diplômée et je n'ai pas de boulot, je ne suis pas un cas isolé, c'est un cas généralisé et tout le monde le sait ! » poursuit une jeune femme à côté d'elle. Un homme avec une casquette, brandissant une feuille blanche de format A4 où l'on peut lire « La France pays génocidaire », s'approche, lui aussi tient à crier sa vérité : La France est à la base d'un génocide au Mali et nous sommes prêts à le dénoncer. Si jusqu'ici nous n'avons pas manifesté, c'est grâce à la petite reconnaissance qu'on a, parce qu'ils sont venus à Konna pour stopper la soi-disant progression des djihadistes. Il n'y a jamais eu de problèmes avec les islamistes avant, donc c'est la France qui est à la base de tout. C'est la France et on en a marre ! » dénonce-t-il, furieux. Pour Adama Sanogo, membre du PPP (La Police Protège le Peuple et le Peuple Protège la Police), un nouveau mouvement lancé par des Maliens de la diaspora qui réclame un changement pour leur pays, la situation des Maliens aujourd'hui est insoutenable. Pour toutes les couches de la société aujourd'hui dans ce pays, ça ne va pas, que ce soit la sécurité, la santé, l'éducation, la justice, plus rien ne va au Mali et les autorités ne font rien », déplore-t-il.
Mahmoud Dicko, un imam qui monte au front
Un peu plus loin sur le boulevard noir de monde, au fur et à mesure que l'on s'approche du monument de l'indépendance sous lequel l'imam Mahmoud Dicko doit tenir son meeting, une masse humaine compacte empêche toute progression constante. Mamadou Diawara fait sonner frénétiquement une corne de brume rouge vif, qu'il n'interrompt que pour scander d'une voix forte ses revendications, « On veut être respectés ! On veut une bonne gouvernance ! De la sécurité, l'éducation ! On ne veut plus de ce président, on ne veut plus de ce Premier ministre, on veut qu'il s'en aille ! ils disent le Mali d'abord, ce n'est pas le Mali d'abord, mais leur poche d'abord ! » De nombreuses cornes de brume viennent saluer ces récriminations. Tandis qu'un autre jeune Malien à côté de lui lance « Nous sommes venus manifester car le président IBK nous a foutus dans la merde, nous ne voulons plus de lui, on est venus ici pour récupérer notre pays", une cacophonie assourdissante entérine à nouveau ces propos.
Une colère qui dépasse le cadre de l'insécurité
À mi-chemin entre la bourse du travail et le monument de l'indépendance, M. Bambéra parade, il a revêtu pour ce « grand jour de conscientisation » un gilet jaune, devenu en France un symbole de contestation. « Je porte un gilet jaune, parce que nous avons la même idéologie, le même engagement. Nous nous battons comme eux contre la mauvaise gestion de notre pays », explique-t-il, « Ceux qui sont là aujourd'hui, ils nous dirigent parce qu'on leur a confié le pouvoir, mais le dernier mot revient au peuple. Maintenant, le peuple est réveillé. Tous les milliers de gens qui sont là aujourd'hui, c'est pour réclamer ce changement. Toutes les revendications qui sont ici, toutes sont primordiales », soutient le Gilet jaune malien, et qu'on ne vienne pas lui dire que, sans l'appel des religieux, les Maliens ne se mobiliseraient pas. « Ce qu'il faut comprendre, c'est que le Mali est un pays religieux, le Mali, c'est plus de 90 % de musulmans, donc ce ne sont pas les religieux qui nous ont dit de sortir, ce sont tous les Maliens qui sont sortis », nuance-t-il.
C'est dans ce chaos de corps, de son, de cris qu'aux alentours de 15 heures arrive l'imam Dicko, dont la prise de parole est retardée, une bonne trentaine de minutes, tant la foule excitée et enthousiaste a rendu difficile sa progression jusqu'à la scène du meeting. Dans son adresse à cette foule immense et déjà conquise, malmené par des problèmes techniques, le religieux a dénoncé d'une voix monocorde la mauvaise gouvernance du président IBK et exigé la démission du Premier ministre Soumeylou Boubeye Maïga, s'attaquant aussi à la présence de la France et de la Minusma dans le pays.
Un besoin de s'exprimer
Pour Adam Thiam, célèbre éditorialiste et fin observateur de la vie politique malienne, « ce vendredi était une vraie journée de colère. L'imam Dicko a été très clair dans son discours en demandant le départ du Premier ministre pour des raisons qu'il n'a pas explicitées. Par contre, il n'a pas demandé le départ du président IBK, contrairement à ce que le chérif de Nioro avait laissé entendre la veille », souligne l'éditorialiste, qui s'étonne que, dans le discours de l'imam, l'opposition et les mouvements de la société civile présents n'aient pas été évoqués. Le journaliste considère aussi que ce « melting pot » de revendications, qui vont du coût de l'électricité, de la division des religieux, de l'arrogance du Premier ministre à la remise en cause de la Minusma et de la France, pourrait réduire la portée du message des marcheurs. « Je pense que les gens qui sont venus avaient besoin de s'exprimer et de marcher, ils n'auraient peut-être pas obéi à un mot d'ordre précis, chacun est venu avec son grief sur la pancarte. Je ne sais pas s'ils pourront maintenir cette qualité de mobilisation, s'ils pourront la mettre en œuvre tous les vendredis, mais l'objectif des organisateurs est clair : c'est d'amener très vite le président à les écouter » explique-t-il
À la fin de la manifestation, quelques heurts ont éclaté entre des jeunes et les forces de sécurité, une tentative de plusieurs manifestants d'attaquer la résidence du Premier ministre a été dispersée. En début de soirée, du côté de la présidence comme du gouvernement, c'était le silence radio, on ne sait pas encore pour le moment quelle réponse l'exécutif donnera à cette démonstration de force initiée par le chérif de Nioro du Sahel et l'imam Dicko, qui depuis quelques mois cible régulièrement l'exécutif et à qui on prête des ambitions politiques alors que son mandat au HCI arrive prochainement à son terme. Mais deux tweets de Tiégoum Maïga, petit frère de Soumeylou Boubeye Maïga, en charge de la direction de la cellule de communication de la présidence, qui n'avait pas tweeté depuis le 13 janvier dernier, donnent peut-être quelques éléments de réponse.