ENTRETIEN. Enseignant à l'université du Cap et à Sciences Po Paris, cet ex-secrétaire exécutif de la Commission économique pour l'Afrique des Nations unies livre son analyse sur l'intégration africaine aujourd'hui à un tournant majeur.
Brillant économiste très engagé sur les problématiques panafricaines au point d'être choisi parmi les quelques rares personnalités appelées à réfléchir de manière concrète sur les voies et moyens de sortir l'Union africaine de l'ornière, Carlos Lopès a démissionné en 2016 de la Commission économique pour l'Afrique des Nations unies dont il était le secrétaire exécutif. Sa conviction est forte que si le défi de l'intégration africaine est « difficile », il demeure « réalisable » si les Africains comprennent qu'il faut privilégier les intérêts économiques.
Le Point Afrique : La réforme de l'Union africaine est plus que jamais d'actualité. L'Agenda 2063, feuille de route de la stratégie, est plus qu'ambitieux. Le président en exercice Paul Kagamé est déterminé à transformer l'Union africaine. Une convergence de facteurs qui rendent le défi réalisable ?
Carlos Lopès : Nous ne pourrons atteindre les objectifs de l'Agenda 2063 sans transformer en profondeur l'institution. Ce qui n'est pas une tâche facile. Car il y a beaucoup de résistances. Mais je pense qu'en même temps, il y a une prise de conscience. Ce n'est pas un hasard si c'est au cours de la même réunion que le président de l'UA et les leaders africains ont adopté le principe de financement et qu'ils ont demandé que cela se traduise par une amélioration de la gestion. Ce qui implique également de cibler les objectifs, définir des priorités. Le fait est qu'il y a trop de programmes dans le portefeuille de l'UA. Il faut se recentrer sur l'essentiel. Or pour moi, l'essentiel, c'est le commerce. Parce que nous sommes en train d'entrer dans une phase, sur la scène internationale, où les chaînes de valeur sont devenues plus complexes. Il y a déjà des régimes commerciaux devenus plus restreints, avec beaucoup plus de règles pour ceux qui se sont déjà industrialisés et nous sommes en retard à ce niveau. Par exemple, la propriété intellectuelle est devenue l'aspect le plus important de la valeur ajoutée. Cela signifie que la valeur ajoutée travail diminue. Par ailleurs, il y a le fait que nous avons avec les NTIC des systèmes logistiques qui deviennent plus complexes. Et on peut continuer la liste. Tout cela rend le débat sur l'intégration économique dans le monde global beaucoup plus difficile. On ne peut pas vraiment copier l'exemple de l'Asie du Sud-Est ou de la Chine.
Alors, comment faire ? Créer de nouveaux modèles ?
Nous pouvons créer des chaînes de valeur un peu plus protégées des chaînes mondiales si nous avions un système tarifaire intercontinental. Une espèce de fund industry protection. La protection des industries naissantes peut se faire s'il y a un système tarifaire qui le permet. Et cela crée un marché énorme. Notamment en ce qui concerne tout ce qui est produits de consommation de la classe moyenne montante, en particulier tout ce qui est alimentaire. Il y a un marché gigantesque. Nous pouvons fabriquer des yaourts, des pâtes... Il y a une fenêtre qui nous est offerte avec la zone de libre-échange qui va nous permettre de nous préparer à une intégration mondiale qui devient plus complexe. Et une façon de donner son importance politique à l'Union africaine, c'est de pouvoir négocier comme un continent. Si vous négociez comme un continent, vous avez une part de commerce plus importante qu'elle ne l'est actuellement. Et nous voyons comment l'Inde arrive à se positionner dans le système commercial mondial. Si l'Afrique avait un négociateur en chef, l'effet serait spectaculaire.
Mais dans les guerres de leadership, dont l'Afrique n'est pas exempte, est-ce que l'intérêt économique va prendre le relais du politique qui a clairement failli en termes d'intégration ? Aujourd'hui, ce sont les secteurs privés africains qui appellent à l'intégration, parce qu'ils y voient leur intérêt...
Ce n'est pas une tâche facile encore une fois. Mais c'est une tâche qui parfois devient plus facile quand on est très en retard. Car les enjeux sont différents. Pour une économie très sophistiquée, qui a atteint une certaine maturité en termes d'intégration sur les marchés mondiaux, il est beaucoup plus difficile d'introduire la flexibilité nécessaire que pour une économie plus fragile, mais plus simplifiée en termes de régulation. Un exemple. Quand mon pays, la Guinée-Bissau, a adhéré à la zone franc, ce n'était pas une grosse affaire. Changer une monnaie qui n'existait presque pas par une monnaie un peu plus forte n'avait rien de complexe. C'est un peu la même chose, symboliquement, pour le continent. Nous pouvons, parce que nous avons une absence de régulation sophistiquée, introduire des changements plus faciles à absorber que si nous étions plus mâtures. Un autre exemple, l'industrie pharmaceutique. C'est un marché gigantesque en Afrique. Est-ce qu'on peut réellement procéder à une régulation, pays par pays ? 54 pays qui font leur propre régulation, c'est une catastrophe. Par contre, si nous avions une agence de régulation africaine, cela peut marcher... Il faut être pratique. Je pense que l'UA devrait être en train de discuter d'instrument de régulation du secteur pharmaceutique. Comment on va faire bénéficier les systèmes bancaires de l'intégration régionale ? Comment mettre en place les services de roaming...
C'est cela que les spécialistes de l'intégration régionale proposaient il y a déjà une dizaine d'années comme étant les éléments essentiels de la zone de libre-échange qui est en train d'être installée aujourd'hui. Notamment, par exemple, avec l'ouverture du ciel africain...
En attendant, les organisations régionales peuvent apparaître comme une étape vers l'unification. Avec l'exemple de l'East African Community (EAC) notamment, la communauté là plus récente, mais la plus effective aujourd'hui et qui apparaît comme un modèle en Afrique...
J'aime corriger deux perceptions négatives du continent qui ne correspondent pas aux progrès réalisés ces dernières années. La première concerne le commerce intra-Afrique. On continue à parler de 12 ou 15 %. Or nous sommes en réalité à 20 %. Et ça, ce sont les dernières statistiques qui sont sorties en mars dernier à Kigali. Il y a eu de l'évolution. Ce qui n'est pas peu. Si l'on compare avec l'Asie du Sud-Est, qui est à 25 %, 20 %, ce n'est pas si mal. Et surtout, on progresse. Mais pas suffisamment. Et pourquoi on ne progresse pas suffisamment, et cela c'est le deuxième aspect ? Parce que le niveau d'intégration est très bas en Afrique du Nord. C'est l'Afrique du Nord qui pèse énormément dans ces statistiques continentales. L'Afrique du Nord a un taux d'intégration de seulement 3 % alors que ces pays ont un poids important dans le PIB du continent.
Là encore le problème est politique, avec la frontière fermée entre le Maroc et l'Algérie, les tensions qui s'accroissent entre les deux pays. L'alternative ne peut être qu'économique...
Tout à fait. Plus on avance sur certains dossiers économiques, plus on se rend compte que certaines idéologies deviennent ridicules. Prenez par exemple la situation d'extrême tension qui existait entre la France et l'Allemagne. Des milliers de morts, ce n'est pas rien, le poids historique est réel, et pourtant c'est l'économique qui a changé les attitudes et aujourd'hui, il devient ridicule, non pas d'invoquer l'histoire, mais de l'utiliser comme un prétexte pour ne pas avancer. Et je pense qu'en Afrique, il y a trop de déclarations sur le panafricanisme qui sont ancrées dans l'histoire très complexe de la libération du continent et des relations établies à ce moment-là. Aujourd'hui, c'est l'économie qui prévaut.
En résumé, la conjoncture est plus favorable aujourd'hui pour une réelle intégration africaine ?
Certainement. Il y a des personnes qui se mobilisent dans ce sens, pour privilégier les intérêts économiques...
Parmi lesquels un certain dirigeant rwandais qui affiche un nouveau panafricanisme...
Entre autres. Dire qu'on a déjà gagné cette bataille serait hâtif. C'est un défi, mais un défi qui est aujourd'hui posé sur la table. On a un groupe de personnes engagées dans un débat très technique axé sur l'économie et non sur les idéologies. C'est précisément l'axe à suivre, car l'heure n'est plus aux idéologies, mais au pragmatisme.