Pour Elie Tenenbaum, chercheur à l’IFRI, Washington est moins préoccupé par la menace terroriste que par la présence de la Chine et de la Russie sur le continent.
La ministre française des armées, Florence Parly, a annoncé dimanche 2 février l’envoi de 600 soldats de plus au Sahel, portant l’opération française « Barkhane » à 5 100 militaires. Mais à Washington, le président Donald Trump a demandé au Pentagone de redéployer ses moyens de par le monde pour les concentrer sur la compétition entre puissances, face à la Chine et à la Russie. Africom, le commandement américain pour l’Afrique, étudie donc une réduction de ses forces dévolues au contre-terrorisme sur le continent ; des décisions sont attendues d’ici deux semaines. Paris n’a pas caché qu’un retrait de son allié mettrait en grande difficulté ses opérations antidjihadistes au Sahel : celles, conventionnelles, de « Barkhane », mais surtout celles de ses forces spéciales dans leur mission « Sabre ».
Reste que les deux pays déploient deux visions stratégiques différentes en Afrique. Et malgré une priorité partagée – la lutte contre le terrorisme islamiste –, leurs forces travaillent plus côte à côte que de façon coordonnée au Sahel. Quand les Américains ont perdu quatre soldats à Tongo Tongo, au Niger, en octobre 2017, l’opération menée avec les forces nigériennes n’était pas connue des Français et a révélé à l’opinion américaine la présence, très discrète, de ses troupes dans la région. Elie Tenenbaum, chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI), où il coordonne le Laboratoire de recherche sur la défense, éclaire cette relation.
France et Etats-Unis sont-ils alignés dans leur lutte contre le terrorisme en Afrique ?
Les deux pays sont de moins en moins alignés. Un certain alignement a eu lieu lors de la fin du mandat de Barack Obama, entre 2013 et 2015, quand la France a pris ses responsabilités au Sahel en lançant les opérations « Serval » puis « Barkhane ». Washington, qui n’a jamais voulu s’impliquer sur le continent, était dans une logique de « leadership from behind » et s’alignait bien avec cette posture française. Quand Daech est arrivé et que l’intervention au Moyen-Orient a été déclenchée, une sorte d’accord tacite s’est conclu entre Paris et Washington : la France fait l’effort principal avec le soutien des Etats-Unis au Sahel, et les Etats-Unis produisent l’effort principal avec le soutien des Français au Moyen-Orient. L’idée était que chacun s’aide. Ce donnant-donnant est une des raisons majeures pour lesquelles la France a rejoint la coalition en Irak en 2014.
« La question posée par la Maison Blanche est : “Pourquoi serait-on en Afrique et plus en Irak ?” »
Depuis Donald Trump, il y a une impatience côté américain vis-à-vis des engagements militaires et du contre-terrorisme en général, avec une volonté de désengagement au Moyen-Orient. Le donnant-donnant se déséquilibre, avec la question posée par la Maison Blanche : « Pourquoi serait-on en Afrique et plus en Irak ? »
Au-delà, les Etats-Unis partagent-ils avec la France une vision stratégique de l’Afrique ?
Ils ont toujours eu une vision très extérieure de l’Afrique comme champ de bataille. C’était le cas durant la guerre froide. Et ce fut vrai entre 2001 et 2017 dans la guerre contre le terrorisme. Dans ce cadre, les Etats-Unis ont souvent eu un prisme déformant. L’argent versé en Afrique, à l’est comme à l’ouest, devait être fléché contre le terrorisme. Toutes les coopérations de défense aussi. Les Africains l’ont compris, qui n’ont pas hésité à agiter le chiffon rouge du djihadisme pour décrocher des financements. D’où le développement des programmes de forces spéciales et de drones. Les installations de Djibouti ont été dès le début, en 2002, orientées contre le terrorisme, vers le Yémen puis la Somalie. Même l’action de développement de l’Usaid a été orientée vers la « lutte contre l’extrémisme violent ».
« Depuis les indépendances, les Américains ne se sont que très rarement intéressés à l’Afrique pour elle-même. »
Il est clair aussi qu’une désillusion s’est installée lors du deuxième mandat d’Obama sur cette lutte, tandis que remontait la préoccupation de la « compétition des grandes puissances ». L’arrivée de la Chine à Djibouti n’a fait que confirmer cette idée. Et Washington a basculé dans une autre vision déformante, celle de la compétition stratégique. La seule chose qui justifie la poursuite de l’aide américaine en Afrique est la présence chinoise et russe. Depuis les indépendances, les Américains ne se sont que très rarement intéressés à l’Afrique pour elle-même.
Washington n’adhère pas à la vision d’un risque pour l’Europe posé par une déstabilisation du Sahel ?
Non, cette menace ne figure pas du tout dans leur analyse. Ni le risque migratoire, parfois mis en avant pour attirer des Européens dans « Barkhane ». Ainsi, les « risques de la faiblesse » posés par des Etats faillis et mis en avant dans le dernier livre blanc français sur la défense n’existent pas pour eux. En 2017, après l’embuscade de Tongo Tongo contre des forces spéciales américaines au Niger, le coût de ces opérations de contingence est soudain apparu comme trop élevé. La France s’inquiète aussi de la présence de la Chine à Djibouti, de celle de la Russie en Centrafrique ou au Mali, mais Paris a des grilles de lecture plus larges. Les deux visions restent totalement différentes.
Comment s’est nouée la dépendance de la France vis-à-vis des moyens militaires américains au Sahel ?
Les dépendances françaises sont structurelles, elles correspondent aux trous capacitaires de l’armée en matière d’intelligence, surveillance et reconnaissance [ISR, fournie à hauteur de 50 % par les Américains], de transport stratégique et de ravitaillement en vol [à 40 % américain]. Sur l’ISR s’ajoute une dimension qualitative, avec la capacité de renseignement électromagnétique et les moyens d’intercepter les communications cellulaires fournis par les Américains. Le Pentagone évalue à 45 millions de dollars par an [environ 40 millions d’euros] le soutien d’Africom à « Barkhane ». Ce sont ces sommes qui sont à l’étude pour d’éventuelles coupes. Mais Washington fournit aussi 300 millions de dollars à la mission de l’ONU au Mali [la Minusma] et 100 millions sous forme bilatérale aux pays du G5 Sahel.
« Il est valorisant pour l’armée française de voir que les Etats-Unis la perçoivent comme un partenaire de confiance au Sahel. »
« Barkhane » ne s’effondrerait pas si les Etats-Unis retiraient leurs moyens, mais les sorties des avions de chasse et les opérations sur renseignement contre des cibles djihadistes très mobiles [« time sensitive target »] ou encore la mobilité au sein du théâtre seraient réduites. Le tempo opérationnel changerait. Les moyens d’interception devraient arriver sur les drones Reaper français fin 2020.
Pendant longtemps, on a pu se dire à Paris que si les Etats-Unis fournissaient, on pouvait mettre l’argent ailleurs. Il est en outre valorisant pour l’armée française de voir que les Etats-Unis la perçoivent comme un partenaire de confiance au Sahel, cela permet de parler d’égal à égal.
Les Européens peuvent-ils compenser ?
Mise bout à bout, l’aide européenne pourrait compenser les moyens américains, mais pas sur l’ISR. Les Espagnols, par exemple, aident beaucoup, assurant près de 40 % du transport stratégique français ; au Gabon, notre mobilité dépend en large partie d’un avion Casa espagnol. Mais faire de l’opération « Barkhane » une vitrine de la politique de défense européenne de la France a ses limites. La coalition de forces spéciales « Takuba » apparaît comme un bon outil pour la politique européenne plus que pour « Barkhane ». De plus, les efforts énormes déployés par Paris pour amener ces partenaires peuvent désarçonner les Africains face à une communication française très eurocentrée.
Africom plaide pour un maintien de l’aide aux Français, ou du moins pour un retrait ordonné avec une prise de relais par les Européens, mais ce commandement américain peut-il faire valoir ses arguments à Washington ?
Africom demeure un enfant un peu chétif du commandement pour l’Europe [Eucom] qui ne s’est jamais totalement autonomisé. Il est concentré sur Djibouti, qui compte 4 000 des 6 000 militaires américains sur le continent et ne se dégarnira pas en raison des incertitudes sur la montée en puissance chinoise. Les Etats-Unis sont peu investis en Afrique francophone, à l’exception de quelques pays et notamment du Niger. La voix du chef d’Africom ne portera que si elle est relayée par le secrétaire à la défense Mark Esper ou d’autres personnalités qui pèsent. La nouvelle base américaine de drones d’Agadez [au Niger] est dans la balance et, pour le Pentagone, mieux vaut couper les moyens à l’ouest qu’à l’est. Mais la décision n’est pas encore prise, le processus d’évaluation est en cours.